Lecture Méthodique N°1 :
Chapitre II, pages 69 à 70 (collection GF)
Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà
debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ;
elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière
de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage
clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment
ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil,
montrant l'énorme cornue d' où tombait un filet limpide d'alcool. Líalambic,
avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de
tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s'échappait ; à
peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c'était
comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant
et muet. Cependant, Mes - Bottes, accompagné de ses deux camarades, était
venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût
libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les
yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu
! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de
quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui
soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore
chaud, l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit
ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment
remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe
! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes -Bottes avait un fichu
grelot , tout de même. Líalambic, sourdement, sans une flamme, sans une
gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait
couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée,
qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards
extérieurs, inonder le trou immense de Paris.
Alors, Gervaise, prise d'un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en
murmurant :
- C'est bête, ça me fait froid, cette machine... la boisson me fait
froid...
INTRODUCTION : (Situer le passage = correction à la question de préparation)
Gervaise retrouve Coupeau, un ouvrier zingueur, à l'Assommoir, le bistrot
du père Colombe. Coupeau est amoureux de Gervaise, et voudrait se mettre en
ménage avec elle. Tous deux partagent le même désir d'une vie
digne et tranquille, et le même refus de l'alcool . Chacun de leur côté,
ils ont eu à souffrir de ses ravages. Le père de Gervaise battait sa
mère quand il était saoul ; ivre, celui de Coupeau s'est tué
en tombant d'un toit. Aussi se gardent-ils soigneusement de boire de l'eau-de-vie. L'alambic du père Colombe est au centre du passage. Dés la première
présentation de l'appareil qui va jouer un rôle symbolique essentiel
dans le roman, on pressent son importance. La machine à
distiller l'eau-de-vie est envisagée de deux points de vue différents,
ceux de Gervaise et de Mes-Bottes. On montrera dans un premier axe de lecture la
richesse de signification que lui donne ce procédé d'alternance des
points de vue, puis les moyens par lesquels le réel
fait vivre cet inquiétant personnage qu'est l'alambic.
PREMIER AXE DE LECTURE
L'ALTERNANCE DES POINTS DE VUE
La composition du passage fait alterner les points de vue avec une utilisation
très adroite du discours indirect libre, ce qui structure le texte en trois
temps :
- c'est d'abord Gervaise qui regarde avec étonnement et crainte cet objet
extraordinaire.(l.1 à 9)
- Puis elle est relayée par Mes-Bottes, camarade de Coupeau, qui représente
l'opinion de l'alcoolique (l. 9 à 17).
- Enfin, on revient dans une troisième partie à un point de vue moins
nettement situé : c'est sans doute Gervaise qui rêve, mais c'est aussi
Zola qui pose son regard visionnaire sur la machine monstrueuse.(l.17 à
22)
a) Le regard de Gervaise
Gervaise éprouve d'abord un sentiment de curiosité ( ligne 2)
devant l'alambic, dont Coupeau lui explique le fonctionnement. La taille imposante
de l'appareil la surprend, ainsi que la forme , " étrange " (l.6)
; de ses récipients, et l'enroulement " sans fin "(l.6) de
ses tuyaux. Dés le premier regard , il possède quelque chose d'inquiétant,
avec sa couleur de " cuivre rouge " (l.3).. : le rouge est tout
particulièrement chez Zola la couleur du sang et de la violence. Le contraste
entre la cornue " énorme "(l.5), et le " filet limpide
"(l.5), qui en tombe, intrigue. C'est bien une " cuisine du diable " (p. 62) qui s'accomplit dans cette étrange
machine. Cependant, elle semble déjà exercer sur Coupeau et Gervaise
une sorte de fascination, puisqu'ils s'attardent malgré eux,
malgré l'heure tardive.
b) Le fantasme d'un Ivrogne
Zola nous donne ensuite le point de vue Mes-Bottes, alcoolique notoire, un familier
de l'alambic, grâce au discours indirect libre. Il possède un point
de vue bien différent de celui de Gervaise. Il est tout rempli d'attendrissement
et de gratitude à l'égard de la " machine à soûler
"(l.11). Dans son bavardage d'ivrogne, il établit avec sa
bienfaitrice un rapport de familiarité et même d'affection : II la trouve
" bien gentille "(l.12) .. comme une vieille camarade. La féminisation
de l'alambic renforce cette dimension affective. De même, on sent dans l'allusion
au " gros bedon " (1. 12) une nuance amicale. En traitant l'alambic
avec cette familiarité appuyée, il tend à le démystifier
et à le rendre inoffensif. Ses désirs d'éternel assoiffé
s'expriment dans le fantasme qui suit. Mes-Bottes imagine que l'alambic lui déverse
en continu son " vitriol "(l.14). dans la bouche. Il rêve
de se trouver uni et même soudé à la machine, dans une continuité
totale avec elle. il voudrait sentir le liquide le pénétrer jusqu'aux
extrémités de son corps, chaud comme du sang. Líimage est forcée
et peut être interprétée de plusieurs manières : vision
maternelle présente dans la féminisation de líalambic, la machine se
fait mère nourricière, discours emprunt díun érotisme un peu
lourdÖCe fantasme peut aussi s'interpréter comme un rêve d'abondance.
Chez cet ouvrier pauvre, buveur et mangeur insatiable, c'est le rêve d'une
ivresse totale et ininterrompue. Mais on retrouve aussi un fantasme zolien, celui
de l'alcool envahissant tout l'organisme, et finissant par se substituer complètement
au sang ñ ce fantasme servant largement les conceptions naturalistes de Zola puisquíune
telle conception de líalcoolisme justifie toute la force de líhérédité.
Surpris par l'étrangeté de ce fantasme, ses camarades ricanent, ce
qui traduit leur malaise à nouveau dans le discours indirect libre (lignes
16-17). Ce malaise peut montrer quíils ont le même type de rapport avec
líalambic mais eux níosent líavouerÖ
c) La verve du langage
Mes-Bottes et ses camarades s'expriment dans le langage populaire, avec son argot
pittoresque et sa verdeur. Zola veut montrer dans son roman comment parle le peuple,
et y réussit. Relevons
quelques caractéristiques de cette langue. Elle use souvent de qualificatifs
à valeur dépréciative, qui donnent aux propos force et vigueur,
" ce roussin de père Colombe ".. (1. 16)," cet animal
de Mes Bottes ". (l. 16) ; elle utilise de nombreuses images, comme
le " grelot "(l.17) pour la parole, le " bedon "(l.12)
(c'est-à-dire le ventre) pour la cornue, les , " dés à
coudre "l.15) pour les petits verres. L'image a souvent une valeur hyperbolique
et intensive, grâce encore souvent au discours indirect libre, comme dans le
" vitriol "(l.14) qui désigne l'eau-de-vie. Les jurons sont
présents, à cause de leur force expressive : " Tonnerre de
Dieu! "(l.11)
Tous ces éléments correspondent à une recherche de l'expressivité,
qui est en effet le trait le plus remarquable de la langue populaire.
DEUXIÈME AXE DE LECTURE
LA PERSONNIFICATION DE L'ALAMBIC
Pour Gervaise comme pour Mes-Bottes, l'alambic est un personnage vivant. La dimension
symbolique de l'alambic s'exprime à travers la personnification.
a) Un étrange travailleur
L'alambic est comparé à un ouvrier, dont il possède certaines
caractéristiques. Il travaille, puisqu'il produit de l'alcool. Il sue une
" sueur d'alcool "(l. 18). Pourtant, son fonctionnement
paraît mystérieux et anormal. Tout d'abord, il respire, mais avec un
" souffle intérieur "(l.7), un " ronflement souterrain
" (L.8), comme s'il se cachait.
Ensuite, il fonctionne silencieusement, sans bruit, sans trépidation, sans
fumée,(lignes 7 ñ 8) ce qui l'oppose à tous ces métiers
populaires qui produisent bruit et animation.
Enfin, une dernière anomalie suggère sa nature monstrueuse : il transgresse
les normes habituelles du travail, puisqu'il accomplit comme " une besogne
de nuit faite en plein jour "(1. 8-9). Ce travail à la fois
diurne et nocturne connote une activité maléfique, voire diabolique.
Il semble préparer quelque breuvage infernal.
b) Un personnage sinistre
L'alambic est constamment affecté de caractéristiques psychologiques
négatives : il est triste, sa mine est " sombre "(l.7), il
travaille " sans une flamme, sans une gaieté "(l. 17-18).
il est " morne, puissant et muet "(1. 9). Ce silence sinistre
crée un climat inquiétant, et même menaçant.
Cette évocation justifie la peur de Gervaise, prise d'un frisson d'inquiétude
: " Ça me fait froid "(1. 22), répète-t-elle
à deux reprises.
Celle-ci connaît le rôle destructeur de l'alambic. Mais ce frisson est
aussi un signe prémonitoire. Gervaise a peut-être un pressentiment du
rôle maléfique que jouera la machine à alcool dans sa propre
vie. Gervaise est une femme superstitieuse, qui a tendance à voir autour
d'elle des signes de bonheur ou de malheur. Grâce à ce trait psychologique
de son personnage, Zola sème le texte de présages annonciateurs (prolepse).
Ici, le présage est de mauvais augure. Le destin des personnages se met en
marche.
c) Une vision fantastique
La fin du paragraphe s'élargit en une vision immense à caractère
fantastique. La " sueur "(l.18) de l'alambic devient une "
source lente et entêtée "(1. 19), coulant sans interruption
et envahissant Paris. Notons que cette image est préparée par celle
du " petit ruisseau "(l.15) évoqué quelques lignes
plus haut par Mes-Bottes. Gervaise croit voir le liquide couler sur le sol et s'élargir
en un fleuve gigantesque. La gradation entre les trois termes : " la salle
"," les boulevards extérieurs ", " le trou immense
de Paris "(1. 19-20), suggère la progression irrésistible
de l'inondation d'alcool.
L'image de la crue d'eau-de-vie est symbolique : l'alcool représente un danger
redoutable, sur le plan individuel d'abord, mais aussi sur le plan social : l'alcool
est un fléau qui ravage les milieux
populaires parisiens. Zola voudrait que les pouvoirs publics en réglementent
la distillation. Cette vision menaçante possède donc aussi une valeur
d'avertissement.
CONCLUSION
Cette première rencontre des deux héros avec l'alambic est apparemment
fortuite. Pourtant, elle est profondément signifiante. Au début de
leur rencontre, la présence menaçante de l'alambic incarne
véritablement le destin du couple. Malgré leur refus de boire, tous
deux succomberont aux maléfices de l'alambic. Au chapitre X, c'est exactement
au même endroit, à l'Assommoir, que Gervaise cédera à
la tentation de l'alcool. Le parallélisme entre les deux scènes souligne
la chute accomplie par l'héroïne du récit.
Notons que ce traitement fantastique de la machine qui va détruire líouvrier
fait penser à la mine ñ ogre de Germinal qui se nourrit de chair humaineÖ