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ETUDE D'UN ROMAN NATURALISTE EAF 2000 |
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J'avais naïvement cru que ce roman pouvait se passer
de préface. Ayant l'habitude de dire tout haut ma pensée, d'appuyer
même sur les moindres détails de ce que j'écris, j'espérais
être compris et jugé sans explication préalable. Il paraît
que je me suis trompé.
La critique a accueilli ce livre d'une voix brutale et
indignée. Certaines gens vertueux, dans des journaux non moins vertueux, ont
fait une grimace de dégoût, en le prenant avec des pincettes pour le
jeter au feu. Les petites feuilles littéraires elles-mêmes, ces petites
feuilles qui donnent chaque soir la gazette des alcôves et des cabinets particuliers,
se sont bouché le nez en parlant d'ordure et de puanteur.
Je ne me plains nullement de cet accueil; au contraire, je suis charmé de
constater que mes confrères ont des nerfs sensibles de jeune fille. Il est
bien évident que mon oeuvre appartient à mes juges, et qu'ils peuvent
la trouver nauséabonde sans que j'aie le droit de réclamer. Ce dont
je me plains, c'est que pas un des pudiques journalistes qui ont rougi en lisant
Thérèse Raquin ne me paraît avoir compris ce roman. S'ils l'avaient
compris, peut-être auraient-ils rougi davantage, mais au moins je goûterais
à cette heure l'intime satisfaction de les voir écoeurés à
juste titre. Rien n'est plus irritant que d'entendre d'honnêtes écrivains
crier à la dépravation, lorsqu'on est intimement persuadé qu'ils
crient cela sans savoir à propos de quoi ils le crient.
Donc il faut que je présente moi-même mon
oeuvre à mes juges. Je le ferai en quelques lignes, uniquement pour éviter
à l'avenir tout malentendu.
Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier
des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier.
J'ai choisi des personnages
souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre
arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités
de leur
chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus. J'ai
cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd
des
passions, les poussées de l'instinct, les détraquements cérébraux
survenus à la suite d'une crise nerveuse. Les amours de mes deux héros
sont le contentement d'un besoin; le meurtre qu'ils commettent est une conséquence
de leur adultère, conséquence qu'ils acceptent comme
les loups acceptent l'assassinat des moutons; enfin, ce que j'ai été
obligé d'appeler leurs remords, consiste en un simple désordre
organique, et une rébellion du système nerveux tendu à se rompre.
L'âme est parfaitement absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai
voulu ainsi.
On commence, j'espère, à comprendre que
mon but a été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux personnages,
Thérèse et
Laurent, ont été créés, je me suis plu à me poser
et à résoudre certains problèmes : ainsi, j'ai tenté
d'expliquer l'union étrange qui peut se
produire entre deux tempéraments différents, j'ai montré les
troubles profonds d'une nature sanguine au contact d'une nature nerveuse.
Qu'on lise le roman avec soin, on verra que chaque chapitre est l'étude d'un
cas curieux de physiologie. En un mot, je n'ai eu qu'un désir : étant
donné un homme puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la bête,
ne voir même que la bête, les jeter dans un drame violent, et noter scrupuleusement
les sensations et les actes de ces êtres. J'ai simplement fait sur deux corps
vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres.
Avouez qu'il est dur, quand on sort d'un pareil travail,
tout entier encore aux graves jouissances de la recherche du vrai, d'entendre des
gens vous accuser d'avoir eu pour unique but la peinture de tableaux obscènes.
Je me suis trouvé dans le cas de ces peintres qui copient des nudités,
sans qu'un seul désir les effleure, et qui restent profondément surpris
lorsqu'un critique se déclare scandalisé par les chairs vivantes de
leur oeuvre. Tant que j'ai écrit Thérèse Raquin, j'ai oublié
le monde, je me suis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, me donnant
tout entier à l'analyse du mécanisme humain, et je vous assure que
les amours cruelles de Thérèse et de Laurent n'avaient pour moi rien
d'immoral, rien qui puisse pousser aux passions mauvaises. L'humanité des
modèles disparaissait comme elle disparaît aux yeux de l'artiste qui
a une femme nue vautrée devant lui, et qui songe uniquement à mettre
cette femme sur sa toile dans la vérité de ses formes et de ses colorations.
Aussi ma surprise a-t-elle été grande quand j'ai entendu traiter mon
oeuvre de flaque de boue et de sang, d'égout, d'immondice, que sais-je ?
Je connais le joli jeu de la critique, je l'ai joué moi-même; mais j'avoue
que l'ensemble de l'attaque m'a un peu déconcerté. Quoi ! il ne
s'est pas trouvé un seul de mes confrères pour expliquer mon livre,
sinon pour le défendre ! Parmi le concert de voix qui criaient :
"L'auteur de Thérèse Raquin est un misérable hystérique
qui se plaît à étaler des pornographies", j'ai vainement
attendu une voix qui répondît : "Eh ! non, cet écrivain
est un simple analyste, qui a pu s'oublier dans la pourriture humaine, mais qui s'y
est oublié comme un médecin s'oublie dans un amphithéâtre."
Remarquez que je ne demande nullement la sympathie de
la presse pour une oeuvre qui répugne, dit-elle, à ses sens délicats.
Je n'ai
point tant d'ambition. Je m'étonne seulement que mes confrères aient
fait de moi une sorte d'égoutier littéraire, eux dont les yeux exercés
devraient reconnaître en dix pages les intentions d'un romancier, et je me
contente de les supplier humblement de vouloir bien à l'avenir me
voir tel que je suis et me discuter pour ce que je suis.
Il était facile, cependant, de comprendre Thérèse
Raquin, de se placer sur le terrain de l'observation et de l'analyse, de me montrer
mes fautes véritables, sans aller ramasser une poignée de boue et me
la jeter à la face au nom de la morale. Cela demandait un peu
d'intelligence et quelques idées d'ensemble en vraie critique. Le reproche
d'immoralité, en matière de science, ne prouve absolument rien. je
ne sais si mon roman est immoral, j'avoue que je ne me suis jamais inquiété
de le rendre plus ou moins chaste. Ce que je sais, c'est que je n'ai pas songé
un instant à y mettre les saletés qu'y découvrent les gens moraux;
c'est que j'en ai écrit chaque scène, même les plus
fiévreuses, avec la seule curiosité du savant; c'est que je défie
mes juges d'y trouver une page réellement licencieuse, faite pour les lecteurs
de ces petits livres roses, de ces indiscrétions de boudoir et de coulisses,
qui se tirent à dix mille exemplaires et que recommandent chaudement les journaux
auxquels les vérités de Thérèse Raquin ont donné
la nausée.
Quelques injures, beaucoup de niaiseries, voilà
donc tout ce que j'ai lu jusqu'à ce jour sur mon oeuvre. Je le dis ici tranquillement,
comme je le dirais à un ami qui me demanderait dans l'intimité ce que
je pense de l'attitude de la critique à mon égard. Un écrivain
de grand talent, auquel je me plaignais du peu de sympathie que je rencontre, m'a
répondu cette parole profonde : "Vous avez un immense défaut
qui vous fermera toutes les portes : vous ne pouvez causer deux minutes avec
un imbécile sans lui faire comprendre qu'il est un imbécile."
Cela doit être; je sens le tort que je me fais auprès de la critique
en l'accusant d'inintelligence, et je ne puis pourtant m'empêcher de témoigner
le dédain que j'éprouve pour son horizon borné et pour les jugements
qu'elle rend à l'aveuglette, sans aucun esprit de méthode. Je parle,
bien entendu, de la critique courante, de celle qui juge avec tous les préjugés
littéraires des sots, ne pouvant se mettre au point de vue largement humain
que demande une oeuvre humaine pour être comprise. jamais je n'ai vu pareille
maladresse. Les quelques coups de poing que la petite critique m'a adressés
à l'occasion de Thérèse Raquin se sont perdus, comme toujours,
dans le vide. Elle frappe essentiellement à faux, applaudissant les entrechats
d'une actrice enfarinée et criant ensuite à l'immoralité à
propos d'une étude physiologique, ne comprenant rien, ne voulant rien comprendre
et tapant toujours devant elle, si sa sottise prise de panique lui dit de taper.
Il est exaspérant d'être battu pour une faute dont on n'est point coupable.
Par moments, je regrette de n'avoir pas écrit des obscénités;
il me semble que je serais heureux de recevoir une bourrade méritée,
au milieu de cette grêle de coups qui tombent bêtement sur ma tête,
comme des tuiles, sans que je sache pourquoi.
Il n'y a guère, à notre époque,
que deux ou trois hommes qui puissent lire, comprendre et juger un livre. De ceux-là
je consens à
recevoir des leçons, persuadé qu'ils ne parleront pas sans avoir pénétré
mes intentions et apprécié les résultats de mes efforts. Ils
se
garderaient bien de prononcer les grands mots vides de moralité et de pudeur
littéraire; ils me reconnaîtraient le droit, en ces temps de liberté
dans l'art, de choisir mes sujets où bon me semble, ne me demandant que des
oeuvres consciencieuses, sachant que la sottise seule nuit à la dignité
des lettres. À coup sûr, l'analyse scientifique que j'ai tenté
d'appliquer dans Thérèse Raquin ne les surprendrait pas; ils y
retrouveraient la méthode moderne, l'outil d'enquête universelle dont
le siècle se sert avec tant de fièvre pour trouer l'avenir. Quelles
que
dussent être leurs conclusions, ils admettraient mon point de départ,
l'étude du tempérament et des modifications profondes de l'organisme
sous la pression des milieux et des circonstances. Je me trouverais en face de véritables
juges, d'hommes cherchant de bonne foi la vérité,
sans puérilité ni fausse honte, ne croyant pas devoir se montrer écoeurés
au spectacle de pièces d'anatomie nues et vivantes. L'étude sincère
purifie tout, comme le feu. Certes, devant le tribunal que je me plais à rêver
en ce moment, mon oeuvre serait bien humble; j'appellerais sur elle toute la sévérité
des critiques, je voudrais qu'elle en sortît noire de ratures. Mais au moins
j'aurais eu la joie profonde de me voir critiquer pour ce que j'ai tenté de
faire, et non pour ce que je n'ai pas fait.
Il me semble que j'entends, dès maintenant, la
sentence de la grande critique, de la critique méthodique et naturaliste qui
a renouvelé les sciences, l'histoire et la littérature : "Thérèse
Raquin est l'étude d'un cas trop exceptionnel; le drame de la vie moderne
est plus souple, moins enfermé dans l'horreur et la folie. De pareils cas
se rejettent au second plan d'une oeuvre. Le désir de ne rien perdre de ses
observations a poussé l'auteur à mettre chaque détail en avant,
ce qui a donné encore plus de tension et d'âpreté à l'ensemble.
D'autre part, le style n'a pas la simplicité que demande un roman d'analyse.
Il faudrait, en somme, pour que l'écrivain fît maintenant un bon roman,
qu'il vît la société d'un coup d'oeil plus large, qu'il la peignît
sous ses aspects nombreux et variés, et surtout qu'il employât une langue
nette et naturelle."
Je voulais répondre en vingt lignes à des
attaques irritantes par leur naïve mauvaise foi, et je m'aperçois que
je me mets à causer avec moi-même, comme cela m'arrive toujours lorsque
je garde trop longtemps une plume à la main. Je m'arrête, sachant que
les lecteurs
n'aiment pas cela. Si j'avais eu la volonté et le loisir d'écrire un
manifeste, peut-être aurais-je essayé de défendre ce qu'un journaliste,
en
parlant de Thérèse Raquin, a nommé "La littérature
putride". D'ailleurs, à quoi bon ? Le groupe d'écrivains
naturalistes auquel j'ai
l'honneur d'appartenir a assez de courage et d'activité pour produire des
oeuvres fortes, portant en elles leur défense. Il faut tout le parti pris
d'aveuglement d'une certaine critique pour forcer un romancier à faire une
préface. Puisque par amour de la clarté, j'ai commis la faute d'en
écrire une, je réclame le pardon des gens d'intelligence, qui n'ont
pas besoin, pour voir clair, qu'on leur allume une lanterne en plein jour.
ÉMILE ZOLA.
15 avril 1868.
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