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ETUDE D'UN ROMAN NATURALISTE EAF 2000 |
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A) Aspects esthétiques
Qui est naturaliste ? Qui ne l'est pas ? Les écrivains que l'on classe traditionnellement
parmi les naturalistes se sont-ils reconnus explicitement dans le " naturalisme
" ? Quand on considère l'histoire des mouvements littéraires des XIXe
et XXe siècles, on trouve rarement des déclarations d'appartenance claires,
dans lesquelles un écrivain X ou Y reconnaît effectivement être (ou
avoir été) romantique, réaliste, naturaliste, surréaliste, populiste,
etc. C'est plutôt le contraire qui se produit : chacun essaie de définir
son originalité en dehors des groupes et des écoles.
Le naturalisme n'échappe pas à cette règle, et il est intéressant
d'observer, sur ce sujet, les réactions de ses différents représentants
(ou réputés tels) : Zola et son disciple le plus fidèle, Paul Alexis,
ont toujours défendu le naturalisme et revendiqué son esthétique.
Mais du côté de Goncourt, de Flaubert, de Maupassant les refus d'appartenance
ne se comptent pas :
" Ne me parlez pas du réalisme, du naturalisme ou de l'expérimental
! j'en suis gorgé. Quelles vides inepties !" (Flaubert, Correspondance,
lettre à Maupassant du 21 octobre 1879.)
" Je ne crois pas plus au naturalisme et au réalisme qu'au romantisme.
Ces mots à mon sens ne signifient absolument rien et ne servent qu'à des
querelles de tempéraments opposés. "
(Maupassant, Correspondance, lettre à Alexis, début 1877.)
Apparemment, le naturalisme ne s'attache qu'au nom de Zola ; c'est ce que pense un
écrivain comme Mallarmé :
" Pour en revenir au naturalisme, il me paraît qu'il faut entendre par
là la littérature d'Emile Zola, et que ce mot mourra en effet, quand Zola
aura achevé son oeuvre. " (Enquête Sur líévolution littéraire
de Jules Huret, 1891.)
La critique de la fin du XIXe siècle, en ce qui la concerne, n'a pas créé
le terme de " naturalisme " (on sait que c'est en 1868 qu'il a été
employé pour la première fois dans une acception littéraire : par
Zola, dans la préface de Thérèse Raquin ñ voir document en annexe).
Mais elle a largement contribué à répandre l'étiquette de "
naturalisme / naturaliste ", la trouvant fort commode et l'appliquant à
toutes sortes d'oeuvres littéraires, pour peu qu'elles aient eu une quelconque
volonté de peindre la réalité sociale. Si, dans les années 1880,
les romanciers les plus en vue semblent se méfier du mot de " naturalisme
", la critique, elle, reconnaît sans hésitation une forme littéraire
qu'elle se donne le plus souvent pour tâche de combattre.
Tel est finalement le paradoxe étonnant que nous lèguent les données
de l'histoire littéraire : un naturalisme qui n'est pas revendiqué de façon
unanime par ceux qui en sont les véritables " producteurs ", mais
qui apparaît en même temps comme un horizon incontournable et semble constituer
la loi quasi générale de la littérature romanesque...
Ce qui est remarquable, dans une telle situation, c'est que la réflexion de
Zola - la seule, répétons-le, qui revendique positivement l'esthétique
naturaliste - a assez bien perçu cette contradiction. Il est intéressant
de voir comment elle a essayé de la résoudre :
# Elle a refusé la notion d'" école " - choisissant par opposition
la vision du" groupe ", ou de la " bande " d'amis. La préface
des Soirées de Médan est très claire de ce point de vue :
" Notre seul souci a été d'affirmer publiquement nos véritables
amitiés et, en même temps, nos tendances littéraires. "
La même idée se retrouve dans ce passage de l'Oeuvre, où sont évoqués
les artistes réunis autour de Claude Lantier et de Pierre Sandoz :
" Rien ne les séparait encore, ni leurs profondes dissemblances qu'ils
ignoraient, ni les rivalités qui devaient les heurter un jour. Est-ce que le
succès de l'un n'était pas le succès des autres ? Leur jeunesse fermentait,
ils débordaient de dévouement, ils recommençaient l'éternel rêve
de s'enrégimenter pour la conquête de la terre, chacun donnant son effort,
celui-ci poussant celui-là, la bande arrivant d'un bloc, sur le même rang.
" (Chap. III.)
# Elle a refusé l'idée d'une esthétique qui ne serait qu'une rhétorique
- préférant au contraire avancer le thème de la méthode. C'est
ce que montrent les déclarations suivantes :
- Alexis (reprenant en l'occurrence un thème que l'on trouve développé
dans le Roman expérimental :
" Il y a une équivoque courante et grossière que je voudrais une fois
de plus m'efforcer de dissiper. Le naturalisme n'est pas une " rhétorique
", comme on le croit généralement, mais quelque chose d'autrement
sérieux, une " méthode ". Une méthode de penser, de voir,
de réfléchir, d'étudier, d'expérimenter, un besoin d'analyser
pour savoir, mais non une façon spéciale d'écrire. " (Réponse
à l'Enquête sur l'évolation littéraire de Jules Huret, 1891.)
- Zola, évoquant ainsi ses discussions esthétiques avec Flaubert :
" Certes, je tombais d'accord qu'il serait imbécile de vouloir fonder une
école ; mais j'ajoutais que les écoles se fondent d'elles-mêmes, et
qu'il faut bien les subir. Le malentendu n'en a pas moins continué entre nous
jusqu'à la fin ; sans doute il croyait que je rêvais de réglementer
les tempéraments, lorsque je faisais simplement une besogne de critique, en
constatant les périodes qui s'étaient développées dans le passé
et qui se développent encore sous nos yeux. Les jours où il s'emportait
contre les étiquettes, les mots en isme, je lui répondais qu'il faut pourtant
des mots pour constater des faits ; souvent même ces mots sont forgés et
imposés par le public, qui a besoin de se reconnaître, au milieu du travail
de son temps. En somme, nous nous entendions sur le libre développement de l'originalité,
nous avions la même philosophie et la même esthétique, les mêmes
haines et les mêmes tendresses littéraires ; notre désaccord ne commençait
que si je tâchais de le pousser plus avant, en remontant de l'écrivain
au groupe, en cherchant à savoir d'où venait notre littérature et
où elle allait. "
(Les Romanciers naturalistes, 1881.)
Les naturalistes sont avant tout des romanciers. Et si, à la fin du XIXe siècle,
on ne rencontre pas (ou très peu) d'écrivains avouant clairement leur appartenance
au naturalisme, en revanche, il existe, sans conteste, un roman naturaliste qui occupe
un champ esthétique aisément reconnaissable par ses thèmes et ses
procédés d'écriture.
En simplifiant, on peut considérer que trois grandes séries thématiques
se partagent ce champ. Par le privilège qu'elles accordent à certains milieux,
elles sont le reflet des problèmes sociaux et moraux qui caractérisent
la vie des Français au début de la IIIe République.
- Le roman de l'artiste (ou comment penser le statut du créateur dans
la société marchande...). Exemples : J, et E, de Goncourt, Manette Salomon
(1867), Daudet, Sapho (1884) ; Huysmans, À rebours (1884) ; Zola, l'OEuvre (1886).
- Le roman de la prostitution (ou comment gérer les pulsions de la vie
sexuelle dans l'univers moral de la société victorienne : des drames de
l'amour au destin pitoyable et tragique des " filles "...). Exemples :
Huysmans, Marthe (1876) ; E. de Goncourt, la Fille Elisa (1877) ; Zola, Nana (1880)
Thème abondamment représenté dans l' oeuvre de Maupassant : Boule
de Suif , la Maison Tellier (1881), Mademoiselle Fifi (1882)
- Le roman militaire (partagé, après la défaite de 1870, entre
le sentiment de l'humiliation et celui de l'honneur ; obsédé par la grandeur
et la misère de la réalité guerrière...).
Exemples : O. Mirbeau, le Calvaire (1887), É. Zola, la Débâcle (1892)
;
Il y a, dans ces limites thématiques, comme un paradoxe. Le roman naturaliste,
qui avait l'ambition théorique de tout explorer et de tout dire, s'est concentré
très vite sur certains secteurs de la réalité. Une tradition esthétique
s'est créée. Elle a contribué, au bout de quelques années, à
enfermer les romanciers de la jeune génération dans le sentiment que tout
avait déjà été dit, et qu'ils se trouvaient dans une impasse.
B) Aspects stylistiques
Tout dire, ou choisir dans l'immensité du réel ? De ce choix esthétique
découlent les deux grandes tendances qu'a suivies la description dans le roman
naturaliste : poursuivre l'idéal encyclopédique du dictionnaire, ou noter,
comme le peintre, les multiples impressions offertes au regard...
. La description lexicographique
Obsédée par le souci d'exhaustivité, elle prend l'allure d'un
catalogue que rien ne saurait épuiser. Voici, pour donner un exemple assez célèbre,
l'avalanche florale que l'on trouve dans la deuxième partie de la Faute de l'abbé
Mouret, au moment où débute le roman d'amour qui va unir Albine et Serge
:
" Albine et Serge se perdaient. Mille plantes, de tailles plus hautes, bâtissaient
des haies, ménageaient des sentiers étroits qu'ils se plaisaient à
suivre. Les sentiers s'enfonçaient avec de brusques détours, s'embrouillaient,
emmêlaient des bouts de taillis inextricables : des agératums à houpettes
bleu céleste ; des aspérules, d'une délicate odeur de musc ; des mimulus,
montrant des gorges cuivrées, ponctuées de cinabre ; des phlox écarlates,
des phlox violets,superbes, dressant des quenouilles de fleurs que le vent filait
; des lins rouges aux brins fins comme des cheveux ; des chrysanthèmes pareils
à des lunes pleines, des lunes d'or, dardant de courts rayons éteints,
blanchâtres, violâtres, rosâtres.
Le couple enjambait les obstacles, continuait sa marche heureuse entre les deux haies
de verdure. À droite, montaient les fraxinelles légères, les centranthus
retombant en neige immaculée, les cynoglosses grisâtres ayant une goutte
de rosée dans chacune des coupes minuscules de leurs fleurs. À gauche,
c'était une longue rue d'ancolies, toutes les variétés de l'ancolie,
les blanches, les roses pâles, les violettes sombres, ces dernières presque
noires, d'une tristesse de deuil, laissant pendre d'un bouquet de hautes tiges leurs
pétales plissés et gaufrés comme un crêpe. Et plus loin, à
mesure qu'ils avançaient, les haies changeaient, alignaient les bâtons
fleuris de pieds d'alouette énormes, perdus dans la frisure des feuilles, laissaient
passer les gueules ouvertes des mufliers fauves, haussaient le feuillage grêle
des schizanthus, plein d'un papillonnage de fleurs aux ailes de soufre tachées
de laque tendre... " (Il, 7.)
La pyramide des mots s'empile, étirant l'énoncé, et manque parfois
de s'écrouler ! Comme les deux personnages, le lecteur avance dans un dictionnaire
étonnant, où il doit se perdre et s'égarer, où il ne doit pas
comprendre immédiatement.
Le sens est là pourtant, disponible et garanti, mais à distance : pour
y accéder, il faut un effort qu'il n'est pas nécessaire sans doute d'accomplir
tout de suite. La description (semblable en cela au dictionnaire) inspire d'abord
confiance par sa présence généreuse, lui suggérant que le savoir
et la connaissance viendront après, comme un supplément. Le roman naturaliste
demande d'abord au lecteur un peu de patience...
. La description impressionniste
Moins massive que la précédente, construite à partir d'un point
de vue narratif partiel (une focalisation interne), elle opère un choix, et
ne retient que certains éléments, les plus pittoresques. On comparera,
par exemple, ces deux scènes de bals populaires, empruntées l'une aux Goncourt
(le bal à la Boule-Noire dans Germinie Lacerteux) et l'autre à Paul Alexis
(la fête des Coqs dans " Les femmes du père Lefèvre ") :
" Une vieille en cheveux, la raie sur le côté de la tête, passait,
devant les tables, une corbeille remplie de morceaux de gâteau de Savoie et
de pommes rouges. De temps en temps la danse, dans son branle et son tournoiement,
montrait un bas sale, le type juif d'une vendeuse d'éponges de la rue, des doigts
rouges au bout de mitaines noires, une figure bise à moustache, une sous-jupe
tachée de la crotte de l'avant-veille, une crinoline d'occasion forcée
et toute bossue, de l'indienne de village à fleurs, un morceau de défroque
de femme entretenue. [...] Tout sautait et s'agitait. Les danseuses se démenaient,
tortillaient, cabriolaient, animées, pataudes et déchaînées sous
le coup de fouet d'une joie bestiale. " (Germinie Lacerteux, 1865, chap, XVI.)"
" Démesurément grandes, les ombres des Coqs enlaçant les femmes
dans leurs bras, dansaient du haut en bas des maisons de l'allée du Midi. Selon
les hasards de la valse ou du quadrille, c'était à chaque instant une mêlée
énorme de bras, de jambes, de têtes, sautant, bondissant, tournoyant. On
eût dit une seule bête monstrueuse, aux membres innombrables, expirant
dans la danse de Saint-Gui d'une agonie convulsive. Puis bras, têtes et jambes
se touchaient, se confondaient, et ce n'étaient plus qu'une masse brouillée
; tout s'affaissait sous un voile noir derrière lequel, maintenant, on devinait
encore les secousses de quelque besogne effrénée et bouffonnement polissonne.
" (" Les Femmes du père Lefèvre ", dans le recueil de nouvelles
intitulé la Fin de Lucie Pellegrin, 1880.)
- Líenquête naturaliste.
Les lectures littéraires
Elles constituent seulement un point de départ - un thème d'inspiration
ou une source intellectuelle (ainsi le Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac pour Manette
Sala mon des Goncourt ou pour l'OEuvre de Zola).
. Les lectures documentaires
Les plus importantes, elles trouvent leur matière dans les journaux, qui offrent
un immense réservoir d'anecdotes toujours renouvelées, dont le romancier
peut classer et redistribuer les éléments narratifs ; et surtout dans les
traités encyclopédiques et les ouvrages spécialisés, qui apportent
au récit romanesque ses indispensables éléments de vérité
sociale, technique et géographique.
Le romancier est ainsi un vulgarisateur du savoir qui, chaque fois que le choix d'un
sujet l'y pousse, s'efforce d'assimiler le plus de connaissances possible pour les
communiquer plus tard à son lecteur par le biais de la fiction.
. Le reportage
Aux longs déplacements qu'aimaient les romantiques, le romancier naturaliste
préfère les voyages proches. Semblable au metteur en scène moderne
de cinéma, il accomplit sur le terrain des repérages topographiques qui
lui permettront de composer les scènes de son roman et de placer ses personnages
en situation. Ainsi Flaubert explore-t-il la campagne normande pour préparer
Bouvard et Pécuchet. De la même façon, Zola se rend à Anzin pour
Germinal, va dans la Beauce pour la Terre, refait le trajet suivi par l'armée
de 1870 pour écrire la Débâcle...
Sur place, le romancier a recours à des informateurs ; il accomplit des visites
que l'on peut qualifier de " techniques " - et que les journalistes contemporains
n'ont pas manqué de commenter longuement comme autant de curiosités : on
sait par exemple que les Goncourt ont pénétré dans la prison des femmes
de Clermont pour écrire la Fille Elisa ; et que Zola - dont les reportages sont
demeurés célèbres° - a longuement exploré les Halles pour
composer le Ventre de Paris, est descendu dans un puits de mine, à Anzin, ou
- au moment de la Bête humaine - a fait en locomotive, à côté
du chauffeur, le trajet Paris-Mantes...
. Le dossier préparatoire
La méthode et le contenu varient selon les écrivains, mais on peut cependant
repérer certaines constantes :
- Les notes de lectures, qui vont de la simple indication bibliographique aux résumés
détaillés d'ouvrages techniques.
- Les comptes rendus d'enquête, qui prennent la forme d'un véritable journal
de voyage chez Zola (ainsi pour Germinal, les " Notes sur Anzin ", véritable
reportage sur les mines de la région de Valenciennes).
- Les scénarii, dont la fonction est de construire le schéma de l'intrigue
à venir :
multiples et proliférants chez Flaubert ou chez Daudet, ordonnés de façon
logique chez Zola (qui pose un scénario abstrait appelé " ébauche
", avant de passer à une succession de plans de plus en plus détaillés).
- Les brouillons enfin , qui présentent des variantes plus ou moins importantes
du texte définitif.
Ainsi , sans nier les limites d'un concept historique comme celui de naturalisme,
on doit insister sur tout ce qu'il permet de percevoir et de comprendre. En proposant
au champ de la littérature romanesque du derniers tiers du XIXe siècle
non seulement un cadre général, mais une série de perspectives particulières
(esthétiques, sociologiques, stylistiques ou rhétoriques), il offre à
la réflexion des pistes de recherche et dessine des regroupements textuels.
En un mot, il invite aux comparaisons et aux rapprochements - ce qui est aujourd'hui,
de plus en plus l'objectif de toute approche pédagogique des textes littéraires.
C) Tentative de définition générale
I. EN DEHORS DU DOMAINE DE LA LITTÉRATURE
A. Domaine de l'histoire naturelle (à partir du XVII Siècle), puis des
Sciences naturelles et de la biologie (au XIX° Siècle).
Le naturaliste (on ne parle pas encore de naturalisme) est un savant qui pratique
les sciences de la nature, notamment la botanique, la minéralogie ou la zoologie.
B. Domaine de la philosophie (à partir du XVII° Siècle ).
Le naturalisme est la doctrine selon laquelle rien n'existe en dehors de la nature
; elle exclut toute explication d'ordre métaphysique (ou surnaturel).
" Les naturalistes sont ceux qui n'admettent point de Dieu, mais qui croient
qu'il níy a qu' une substance matérielle. (...) Naturaliste en ce sens est synonyme
d'athée, spinoziste, matérialiste, etc. " (Diderot, Encyclopédie,
1765).
C. Domaine des beaux arts (à partir de la Seconde moitié du XIX°
Siècle ).
Le naturalisme est une doctrine artistique recherchant l'imitation exacte de la nature.
" L'école naturaliste affirrne que l'art est l'expression de la vie
sous tous ses modes et à tous ses degrés, et que son but unique est de
reproduire la nature en l'amenant à son maximum de puissance et d'intensité
: c'est la vérité s'équilibrant avec la Science " (J. Castagnary,
Salon de 1863.)
2. DANS LE DOMAINE DE LA LITTÉRATURE
Différentes approches sont possibles selon la perspective envisagée.
A. Perspective historique.
On pourra retenir (parmi d'autres) les informations suivantes : situé dans le
dernier tiers du XIXe siècle, le naturalisme, influencé par l'oeuvre de
Flaubert, a trouvé sa principale illustration dans les oeuvres romanesques des
Goncourt, de Zola, de Daudet ou de Maupassant ; en tant que mouvement littéraire,
il s'est opposé au romantisme, poursuivant et systématisant le projet réaliste
né dans la première moitié du XIXe siècle avec Balzac et Stendhal.
B. Perspective esthétique.
Le naturalisme est un mouvement qui a affecté essentiellement le genre romanesque
; il doit être situé par rapport aux conditions de la littérature
romanesque du XIXe siècle : variante du projet réaliste, il apparaît
comme une technique littéraire ayant pour objectif principal la description
exacte (et scientifique) des milieux sociaux.
D) Le projet de Zola pour LíAssommoir
Zola passe pour un écrivain attentif au peuple ; l'auteur de l'Assommoir
et de Germinal nous aurait fait toucher du doigt la misère du peuple, nous aurait
révélé les conditions d'existence scandaleuses, bref, aurait lutté,
par la littérature, contre l'oppression des humbles et des travailleurs. Une
telle lecture de l'oeuvre est d'ailleurs bien celle des milieux ouvriers de l'époque
puisqu'une délégation de mineurs vint, comme chacun le sait, scander "
Germinal " à l'enterrement de Zola.
Cette image flatteuse masque une réalité plus complexe : l'Assommoir, avec
145 000 exemplaires tirés à la mort de l'écrivain, fut un succès
considérable. On le trouve dans les bibliothèques d'associations ouvrières,
mais ses lecteurs furent aussi bourgeois et petits-bourgeois. Auprès de ce public,
le succès avait pourtant, il faut le dire, un parfum de scandale. Pourquoi ?
Lorsque, dans la préface de l'Assommoir (à lire), Zola entreprend
de se justifier contre ses détracteurs, il nous apprend que seule la forme,
la langue du peuple, a choqué , et non le fond.
Ce projet de description littéraire va de pair avec la création des statistiques
sociales, des enquêtes démographiques, moyens nouveaux d'administration
et d'action, de gestion sociale, liés aux mutations de la grande ville. Paris,
au cours de la première moitié du XIXe siècle, a incroyablement changé
.
C'est ainsi qu'en 1801 on atteignait plus de 150 000 habitants au kilomètre
carré dans les quartiers les plus populeux, soit 7 mètres carrés par
habitant ! Si le Paris de 1801 est déjà surchargé, celui de 1850 (date
à laquelle débute notre histoire comme en témoigne l'évocation
dans le premier chapitre des travaux de construction de l'hôpital Lariboisiére)
l'est plus encore, et la rive droite, où se situe le faubourg Poissonnière,
n'a cessé de se développer aux dépens de la rive gauche. Quant aux
populations ouvrières, elles occupent, de plus en plus, les faubourgs.
Toutes les pourritures de la ville inquiètent : le choléra qu'on dit véhiculé
par les classes ouvrières, la pourriture des cloaques qui facilite la contagion,
la pourriture des moeurs par la prostitution, la révolte, le crime, la pourriture
des idées par le socialisme. Bref, les classes laborieuses font peur. Elles
sont aussi les " classes dangereuses " qu'il faut compter, comptabiliser,
repérer dans leurs quartiers, leurs moeurs, qu'il faut surveiller et, pour cela,
comprendre dans leur langage. Il y a là une formidable volonté de savoir
sur ce peuple qui fait peur, volonté de pouvoir aussi maîtriser l'autre,
l'ennemi, le peuple.
À ces problèmes répondront plus tard, dans le champ matériel,
les transformations urbaines du préfet Haussmann (et surtout la percée
des grandes avenues facilitant les mouvements de troupes en cas d'émeutes et
expulsant du centre de Paris 350 000 habitants qui viendront grossir les effectifs
faubouriens et la destruction des barrières, hauts lieux de criminalité)
Le réalisme de Zola s'inscrit dans ce courant car, pour Zola, la misère
prolétarienne n'est pas avant tout le résultat d'une politique économique,
mais bien plutôt le résultat des moeurs prolétariennes elles-mêmes,
combinées, on le verra, à l'hérédité. La préface de
l'Assommoir est significative à cet égard : " j'ai voulu peindre la
déchéance fatale d'une famille ouvrière dans le milieu empesté
de nos faubourgs. " La seule fatalité objective résulte donc du milieu
urbain, ce qui permet de gommer la causalité économique pour mettre en
avant la responsabilité individuelle des pauvres :
" Au bout de l'ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement
des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l'oubli progressif des
sentiments honnêtes, puis, comme dénouement, la honte et la mort. "
C'est bien ce qu'on appelle alors lí " intempérance " ouvrière
qui est cause du malheur.
L'intempérance, c'est la tendance ouvrière à la dépense,
dans l'alcool, dans le plaisir sexuel, opposée aux vertus de l'épargne,
économique et sexuelle de la bourgeoisie. La bourgeoisie bien comprise c'est
la classe qui sait aussi bien gérer le sexe que l'argent.
Gervaise sera le modèle même de la femme intempérante. Gourmande puis
alcoolique, endettée puis entêtée de luxe, bigame puis quasi prostituée
Si pour Zola c'est l'intempérance qui conduit à la promiscuité et
au relâchement des liens familiaux, on peut pourtant penser qu'historiquement
c'est le contraire qui est vrai. C'est massivement que la classe ouvrière a
été obligée de vivre dans la promiscuité, résultat de l'obligation
du travail et non de la fainéantise. Ce n'est pas l'intempérance qui détruit
la famille, c'est le système économique qui a opéré le déracinement
géographique et culturel de ceux qui deviendront des prolétaires : les
hommes les premiers, puis les femmes de la paysannerie ont dû émigrer en
masse vers les villes, absorbés par la machine productive et ainsi arrachés
à la structure traditionnelle du monde paysan : la famille étendue. C'est
dire que Zola n'est pas neutre, son " réalisme " choisit et oriente
les causalités. Il l'avoue lui-même, son livre est " de la morale
en action, simplement "(préface de LíAssommoir). L'Assommoir n'est-il pas
en dernière analyse le discours de l'ordre bourgeois ? Un conseil de tempérance
par l'exemple de la déchéance de Gervaise ?
Zola est donc un bourgeois qui se penche avec une certaine condescendance sur le
peuple, avec un sentiment insurmontable de la distance qui l'en sépare, altérité
culturelle que redouble l'altérité linguistique. On retrouverait facilement
la même idée chez Hugo (dans Les Misérables), chez Balzac (dans Splendeurs
et Misères des courtisanes) et chez Eugène Sue (dans Les Mystères
de Paris)
En dernière analyse, chez Zola, le social se dissout dans le biologique comme
en témoigne d'ailleurs le titre même des Rougon-Macquart : " Histoire
naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire. " La détermination
sociale n'est pas autonome, elle ressortit à un ordre de causalité supérieur
: le jeu cruel de la répartition des caractères héréditaires,
celui-là même que notre texte pense comme fatalité. Il y a là
une manière de disculper le social, mais aussi une manière, pour la bourgeoisie,
de se constituer un corps de classe qu'il faudra, dès lors, préserver contre
les atteintes épidémiologiques et génétiques que le brassage
diabolique des classes par la grande ville provoque.
(Díaprès Alain Pagès, Patricia Carles et Béatrice Desgranges dans
Líecole des Lettres du 15 décembre 1989)