Pour les amoureux de Corto Maltese :
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Voyageur infatigable qui va traîner sa vie du côté d'Aden et d'Harrar, le fantôme de Rimbaud n'est pas loin, dans Ethiopiques surtout...

Légende ou réalité ? Rimbaud a passionné de nombreux auteurs, romanciers comme Le Clézio, auteurs de bandes-dessinées comme Hugo Pratt ou encore des chanteurs...











Chanson "Arthur" de Mama Bea :

Quand j'étais p'tite, j't'aimais pas
Ils couchaient tous avec toi
Pour maquiller leurs ratures
Arthur

Ils t'avaient pris en otage
Et sniffaient dans tes bagages
Les frissons de la luxure
Arthur

J'les ai maudits tant de fois
Ces deux trous rouges au côté droit
Du soldat dans sa verdure
Arthur

D'où te vient cette blessure ?
Homme aux semelles de vent
D'où te vient cette blessure
Qui te poursuit et qui dure
Comme l'hiver des pauvres gens

Rappelez-moi la question
Qui fait courir les chevaux
Et s'envoler les bateaux
Rappelez-moi votre nom : Rimbaud.

(...)


Hugo Pratt - Corto Maltese

Chanson "L'affaire Rimbaud" d'Hubert Félix Thiéfaine


La jambe de Rimbaud
De retour à Marseille
Comme un affreux cargo
Chargé d'étrons vermeils
Dérive en immondices
A travers les égouts
La beauté fut assise
Un soir sur ce genou

Horreur Harrar Arthur
Et tu l'as injuriée
Horreur Harrar Arthur
Tu l'as trouvée amère
La beauté

Une saison en enfer
Foudroie l'Abyssinie
Ô sorcières ô haines ô guerres
Voici le temps des assassins
(...)


Voici deux "instantanés" pris dans ce superbe roman de Le Clézio qui, au hasard de deux rencontres, fait croiser à ses personnages la route de Rimbaud :


-Tout cela, je ne l'ai compris que longtemps après, quand Suzanne n'était plus là pour me raconter des histoires. Jacques assis seul à la table, au fond du bistrot, regardant de tous ses yeux. C'est étrange de penser que de l'autre côté du carrefour il y a le magasin de bondieuseries où le Major est en train de choisir une couronne pour Amalia. Lorsqu'il revient, on a apporté sur la table l'écuelle de soupe aux haricots et les bols de vin chaud. Le Major est très grand, très fort, basané comme un gitan. Ce soir-là il doit aimer particulièrement l'atmosphère du bistrot, les cas, les voix braillardes des poètes alcooliques, les quolibets et les blasphèmes des carabins. Il montre à Jacques un homme attablé de l'autre côté de la salle, un petit monsieur replet, un peu chauve, portant une barbe soignée, et qui fume une longue pipe. « Tu vois ? Cet homme, là, c'est Paul Verlaine, un grand poète. » C'est alors que la porte du café s'ouvre avec violence, et apparaît sur le seuil un jeune homme, un jeune garçon, au visage d'enfant. Il est grand, il a une expression brutale, son regard est troublé par l'alcool.
Debout sur le seuil, il crie des insultes, des menaces, il provoque l'assistance comme un lutteur de foire, en brandissant ses poings. Deux garçons du café veulent le jeter dehors, mais il les repousse, les frappe. Jacques est effrayé, il se serre contre le Major, pour faire de lui un rempart. La folie trouble le regard du jeune garçon debout devant la porte, les éclats de sa voix retentissent dans le silence de la salle. Puis le monsieur barbu qui était attablé en face d'eux se lève. Il est vêtu d'un long pardessus élégant et porte une lavallière d'une taille exagérée. Il marche tranquillement jusqu'à la porte, il parle au jeune garçon. Personne n'entend ce qu'il lui dit, mais il réussit à le calmer. Il le prend par le bras et ils sortent ensemble dans la nuit. Avant de sortir, le garçon s'est retourné. ses cheveux sont en désordre, sa veste est décousue à l'emmanchure. Il promène encore une fois sur l'assistance son regard étroit, menaçant, puis les deux hommes s'éloignent, il ne reste que la bouffée d'air glacé qui court un instant dans la salle. « Qui est-ce ? a demandé Jacques. - Lui ? Rien, juste un voyou. » Je suis certain que c'étaient les mots de ma grand-mère Suzanne, quand elle avait parlé de Rimbaud : un voyou.
Mais plusieurs fois elle m'a lu les vers qu'avait écrits le voyou, une musique étrange que je ne comprenais pas bien, trouble comme le regard qu'il promenait sur la salle du bistrot.

L'été 80, la semaine qui a précédé mon envol vers Maurice, j'ai cherché le bistrot où mon grand-pére avait vu le voyou. À l'angle de la rue Madame, il y a bien un magasin d'articles religieux, au-dessus duquel le Major William avait loué son appartement. sur le trottoir d'en face, un peu avant l'angle, j'ai repéré une boutique vétuste, désaffectée, avec une porte basse et ces anciens volets d'une pièce qu'on accroche aux fenêtres chaque soir. J'ai voulu que ce soit le marchand de vin où le Major avait emmené mon grand-père, le bistrot mal famé où ce soir-là Verlaine avait rendez-vous avec Rimbaud. Durant toute cette première semaine de juin, j'ai marché dans les rues de Paris comme je ne l'avais pas fait depuis mon adolescence. Le temps était délicieux, un ciel léger où couraient les nuages. Les femmes étaient en robes d'été, les terrasses des cafés débordaient.
J'ai parcouru toutes les rues où Rimbaud avait été, j'ai vu tous les endroits où il avait vécu, la rue Campagne-Première dont il ne reste rien, puis le Quartier latin, la rue Monsieur-le-Prince, la rue saint-André-des-Arts, la rue serpente, la maison à l'angle de la rue Hautefeuille, l'hôtel du Lys avec le fanal en fer rouillé qui a dû éclairer ses pas, les façades des maisons telles qu'il les avait vues. À l'hôtel Cluny, rue Victor-cousin, j'ai même loué une chambre au dernier étage, une chambre étroite aux murs convergents, au sol qui tangue. J'ai rêvé que c'était la chambre qu'avait occupée Rimbaud cette année 1872, quand tout le monde à Paris l'expulsait. Les mêmes murs, la même porte, la même haute fenêtre s'ouvrant sur une cour au-dessus des toits, où le soleil de l'aprésm midi le réveillait. J'ai arpenté les rues voisines, absent, sans voir les autos, sans regarder les gens, comme si vraiment je touchais à un commencement du temps.
Alors Jacques et Léon étaient unis, deux frères inséparables, les seuls survivants d'une époque disparue, se retrouvant à chaque congé, année après année, jusqu'à cette année 1891 qui marque leur retour à Maurice et leur rupture. Cette année où Léon est devenu le Disparu, pour toujours.
Ici, dans ces rues, Rimbaud avait marché au printemps, avant de partir pour son voyage sans fin. Sur la place Maubert, le soir, les clochards avinés tendent toujours leurs feuilles de carton sur lesquelles ils s'endorment, bercés par le bruit des voitures. Peut-être qu'ils sont les seuls à toucher vraiment dans leurs rêves au temps qui n'existe plus. Immobiles ils sont restés, alors que lui, le voyageur, a parcouru les extrémités de la terre. Et tandis qu'il quittait tout pour Aden et Harrar, pour le ciel qui brûle jusqu'aux os, Jacques et Léon devenaient grands, apprenaient à vivre dans la solitude. Léon avait appris par coeur « Le bateau ivre », « Voyelles », « Les assis », que Jacques avait recopiés pour lui dans ses cahiers d'école. Il rêvait déjà de partir, il savait déjà.
Jacques se dit qu'il prétextera le départ proche de l'Ava pour s'excuser. Il veut renvoyer son frère par la baleinière, mais Léon demande à l'accompagner. Il restera à la porte.
Le négociant se met en route, toujours coiffé de son extraordinaire chapeau blanc. Jacques le suit de mauvaise grâce. Il n'a posé aucune question, il n'a même pas cherché à savoir le nom de cet infortuné qu'il va visiter.
Quand il entre dans l'étroite chambre surchauffée, il ajuste ses lunettes, du geste qu'il a appris à Saint-Joseph, pour se donner une contenance. Il est saisi par l'aspect du malade. C'est un homme encore jeune, très grand, d'une maigreur squelettique, étendu de tout son long sur le lit trop court pour lui. Son visage est émacié, la peau jaunie par le soleil tirant sur les os des pommettes et sur l'arête du nez. Son front est sillonné de rides profondes, taché de ces marques sombres que les peaux claires développent sous les tropiques.
Mais ce qui saisit Jacques, c'est le regard de cet homme, un regard bleu-gris, froid, intelligent, chargé de colère. Le malade a reconnu le marchand, et avant que celui-ci ait pu prononcer une parole, il s'est redressé, sur la défensive, il le chasse : « Partez ! Allez-vous-en ! Je n'ai plus rien à vous dire ! » Mais le marchand insiste, présente Jacques comme un médecin français en route vers Maurice, et l'homme ricane : « Que voulez-vous que ça me fasse ! Emmenez-le, partez avec lui ! Allez au diable ! » L'accès de colère l'a épuisé, il retombe sur son oreiller.
Jacques est étonné que l'homme ne soit pas en tenue de malade. Il a gardé ses habits de voyage, un pantalon gris usé, taché de poussière, et une grande chemise écrue sans col, avec des boutons d'os sculptés, à la mode des Abyssins.
Ce qui retient Jacques de partir aussitôt, c'est l'expression de souffrance sur le visage du malade. Une de ses jambes est enveloppée d'un bandage jusqu'à mi-cuisse, mais l'autre pied est chaussé d'un lourd soulier en cuir noir, encore couvert de la poussière du chemin, comme s'il était prêt à sortir, à reprendre la route. À côté du lit, contre le mur blanchi à la chaux, une forte canne d'ébène est posée, et derrière la porte, tous ses bagages sont prêts : une sacoche de peau à bandoulière et une grande malle recouverte de cuir semée par des sangles.
Le marchand s'est assis sur l'unique chaise de paille, au pied du lit. Il semble accablé par la chaleur et éponge sa nuque avec son grand mouchoir. Jacques est resté debout, devant la porte, comme s'il était prêt à s'en aller. Léon s'est approché, il est dans le couloir, sur le seuil de la chambre, sans oser entrer, il regarde. Le marchand énonce des propos banals sur la chaleur, la sécheresse, etc., auxquels l'homme renversé sur l'oreilIer ne répond que par des grimaces, ou des monosyllabes, d'une voix d'insomniaque. La souffrance est perceptible ici dans chaque détail, sur le blanc de chaux des murs, dans l'étroite fenêtre aux volets mi-clos, la nudité du sol, et le lit aux montants de métal usé sur lequel l'homme est couché tout habillé, ses nerfs tendus, sa voix rendue rauque, comme un cri étouffé.
Son nom a-t-il été prononcé ? Jacques l'a-t-il seulement entendu ? Et s'il l'a entendu, pouvait-il reconnaître dans ce corps exsangue, brisé, raidi par la douleur, celui qui était entré un soir dans un bistrot du vieux Paris, il y a près de vingt ans, cet adolescent furieux qui menaçait le monde de ses poings, et dont le regard trouble avait rencontré le regard d'un petit garçon de neuf ans ? Ce garçon étrange, que le poète Verlaine avait entraîné au-dehors, dans la nuit, et qui avait disparu en proférant ses malédictions, et dont l'oncle William avait dit seulement : « Rien... Un voyou. » Maintenant j'imagine Jacques debout dans la pièce chauffée à blanc par le soleil, la chambre nue où gît le même garçon, devenu homme, son visage aiguisé par la douleur. Peut-être à un moment Jacques a-t-il reconnu quelque chose, la lueur bleu d'acier du regard, ou la moue de la bouche, sous la moustache, cette lèvre inférieure mince et comme mordue de colère, ou bien les mains, ces mains larges et noueuses de paysan, usées, tachées par le soleil, ces mains qui avaient menacé et repoussé le garçon du bistrot qui voulait le chasser.
Le marchand n'a pas abandonné son idée de faire examiner le malade. Il se penche vers lui, il lui dit quelques mots à voix basse, mais l'homme refuse avec véhémence. sa voix est sèche, à la fois grave et étouffée, ses paroles sont hachées, incohérentes. Il parle d'un complot, des médecins qui veulent l'amputer, et en même temps de ses affaires, de l'argent qu'on lui a volé, en Afrique, du dourgo qu'il faut payer à Ménélik pour que ses sbires n'attaquent pas les caravanes. Il parle des chiens qui le rendent fou, qui rôdent autour de l'hôpital, autour de lui, nuit et jour. Tout d'un coup il se calme. Il a une sorte d'ironie : « D'ailleurs, c'est complètement inutile de déranger ce monsieur. Je vais beaucoup mieux depuis que je suis couché. »