Les débuts de romans


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Gustave Flaubert : Madame Bovary (1852 - 1856)


Nous étions à líétude, quand le Proviseur entra, suivi díun nouveau habillé en bourgeois et díun garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir; puis, se tournant vers le maître díétudes:
- Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où líappelle son âge.
Resté dans líangle, derrière la porte, si bien quíon líapercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, díune quinzaine díannées environ, et plus haut de taille quíaucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, líair raisonnable et fort embarrassé. Quoiquíil ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient díun pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, níosant même croiser les cuisses, ni sí appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître díétudes fut obligé de líavertir, pour quíil se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions líhabitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin díavoir ensuite nos mains plus libres; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille, en faisant beaucoup de poussière; cíétait là le genre.
Mais, soit quíil níeût pas remarqué cette manoeuvre ou quíil níeût osé síy soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux.


Emile ZOLA : GERMINAL (1885)


Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, díune obscurité et díune épaisseur díencre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il níavait la sensation de líimmense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées díavoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre díarbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude díune jetée, au milieu de líembrun aveuglant des ténèbres.
Líhomme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait díun pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantôt díun coude, tantôt de líautre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent díest faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide díouvrier sans travail et sans gîte, líespoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. Díabord, il hésita, pris de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.
Un chemin creux síenfonçait. Tout disparut. Líhomme avait à droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée; tandis quíun talus díherbe síélevait à gauche, surmonté de pignons confus, díune vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux reparurent près de lui, sans quíil comprît davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareil à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de líarrêter. Cíétait une masse lourde, un tas écrasé de constructions, díoù se dressait la silhouette díune cheminée díusine; de rares lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques; et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue díun échappement de vapeur, quíon ne voyait point.
Italo Calvino : Si par une nuit díhiver un voyageur (1979)


Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive souffle, un sifflement de piston couvre líouverture du chapitre, un nuage de fumée cache en partie le premier alinéa. Dans líodeur de gare passe une bouffée díodeur de buffet. Quelquíun regarde à travers les vitres embuées, ouvre la porte vitrée du bar, tout est brumeux à líintérieur, comme vu à travers des yeux de myope ou que des escarbilles ont irrités. Ce sont les pages du livre qui sont embuées, comme les vitres díun vieux train ; cíest sur les phrases que se pose le nuage de fumée. Soir pluvieux ; líhomme entre dans le bar, déboutonne son pardessus humide, un nuage de vapeur líenveloppe ; un coup de sifflet síéloigne le long des voies luisantes de pluie à perte de vue.
Quelque chose comme un sifflet de locomotive et un jet de vapeur sortent du percolateur que le vieil employé met sous pression comme il lancerait un signal : cíest du moins ce qui résulte de la succession des phrases du second alinéa, où les joueurs attablés replient contre leur poitrine líéventail de leurs cartes et se tournent vers le nouveau venu avec une triple torsion du cou, des épaules et de leur chaise, tandis que díautres consommateurs au comptoir soulèvent leurs petites tasses et soufflent à la surface du café, les lèvres et les yeux entrouverts, ou bien aspirent le trop-plein de leurs chopes de bière avec des précautions extrêmes, pour ne rien laisser déborder. Le chat fait le gros dos, la caissière ferme la caisse enregistreuse, qui fait drin. Tous signes qui tendent à vous informer quíil síagit díune de ces petites gares de province, où celui qui arrive est aussitôt remarqué.
Les gares se ressemblent toutes ; peu importe que les lampes ne parviennent pas à éclairer au-delà díun halo imprécis : cíest une atmosphère que tu connais par coeur, avec son odeur de train qui subsiste bien après le départ de tous les trains, líodeur spéciale des gares après le départ du dernier train. Les lumières de la gare et les phrases que tu lis semblent avoir la tâche de dissoudre les choses plus que de les montrer : tout émerge díun voile díobscurité et de brouillard. Cette gare, jíy ai débarqué ce soir pour la première fois, et il me semble déjà y avoir passé toute une vie, entrant et sortant de ce bar, passant de líodeur de la verrière à celle de sciure mouillée des toilettes, le tout mélangé dans une unique odeur qui est celle de líattente, líodeur des cabines téléphoniques quand il ne reste plus quíà récupérer les jetons puisque le numéro ne donne pas signe de vie.
Líhomme qui va et vient entre le bar et la cabine téléphonique, cíest moi. Ou plutôt : cet homme síappelle « moi »,et tu ne sais rien díautre de lui, juste comme cette gare síappelle seulement « gare », et en dehors díelle il níexiste rien díautre que le signal sans réponse díun téléphone qui sonne dans une pièce obscure díune ville lointaine.


Le Parfum : Histoire díun meurtrier - Patrick Süskind (1985)


Au XVIII° siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. Cíest son histoire quíil síagit de raconter ici. Il síappelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux díautres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourdíhui tombé dans líoubli, ce níest assurément pas que Grenouille fût moins bouffi díorgueil, moins ennemi de líhumanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaiteurs plus illustres, mais cíest que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans líhistoire : au royaume évanescent des odeurs.
A líépoque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient líurine, les cages díescalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton; les pièces díhabitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus díoignons, et leurs corps, dès quíils níétaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme líépouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusquíen bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIII° siècle, líactivité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi níy avait-il aucune activité humaine, quíelle fût constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.
Et cíest naturellement à Paris que la puanteur était la plus grande, car Paris était la plus grande ville de France. Et au sein de la capitale il était un endroit où la puanteur régnait de façon particulièrement infernale, entre la rue aux Fers et la rue de la Ferronnerie, cíétait le cimetière des Innocents. Pendant huit cents ans, on avait transporté là les morts de líHôtel-Dieu et des paroisses circonvoisines, pendant huit cents ans on y avait jour après jour charroyé les cadavres par douzaines et on les y avait déversés dans de longues fosses, pendant huit cents ans on avait rempli par couches successives charniers et ossuaires. Ce níest que plus tard, à la veille de la Révolution, quand certaines de ces fosses communes se furent dangereusement effondrées et que la puanteur de ce cimetière débordant déclencha chez les riverains non plus de simples protestations, mais de véritables émeutes, quíon finit par le fermer et par líéventrer, et quíon pelleta des millions díossements et de crânes en direction des catacombes de Montmartre, et quíon édifia sur les lieux une place de marché.
Or cíest là, à líendroit le plus puant de tout le royaume, que vit le jour, le 17 juillet 1738, Jean-Baptiste Grenouille.

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Introduction :

Cet incipit de roman, « in medias res », peut étonner dans la mesure où le personnage présent níest pas le personnage éponyme. Pour notre lecture méthodique nous choisirons deux axes : líorganisation même de líincipit et sa valeur de prolepsis ainsi que le dévoilement progressif de ce personnage énigmatique car non désigné dès le début.

Lecture
Plan de líétude :
1) Caractéristiques et originalité de líincipit
a) Jeu sur les temps : incipit in medias res
b) le jeu des pronoms
c) présence et fonction du narrateur
2) Le « nouveau »
a) le problème de la focalisation interne
b) description en actes
c) description subjective
3) Incipit et anticipation sur le roman
a) absence díindices précis / cadre spatio-temporel
b) définition díun type : archétype de la médiocrité
c) Flaubert et le déterminisme (influence des impressions díenfance et de jeunesse puis des événements extérieurs sur líévolution des sentiments de son héroïne. En vertu díune sorte de déterminisme, cíest par líinteraction des circonstances et des travers de son caractère quíelle glisse comme sur une pente vers líennui, le mensonge, líinfidélité, et enfin le suicide)






Conclusion :
Nous avons donc vu que ce texte possédait toutes les caractéristiques díun incipit « in medias res », le lecteur est díemblée plongé au coeur díune action. Cependant, líétonnement provient de líabsence du personnage éponyme puisque cíest Charles Bovary qui est présenté ici dans un épisode de son enfance. Jean Rousset dans Forme et Signification analyse cette absence étonnante díEmma au début mais aussi à la fin du roman ce qui marque líimportance des points de vue chez Flaubert : « Flaubert a placé là, aux deux portes de líouvrage où il prend contact et congé, le maximum díironie et de sarcasme triste, parce que cíest là quíil regarde du regard le plus étranger. Le roman síordonne ainsi en un mouvement qui va de líextérieur à líintérieur, de la surface au coeur, de líindifférence à la complicité, puis revient de líintérieur à la périphérie. »
Introduction :


Ce roman de Zola, écrit en 1885 a été consacré mythe fondateur de la mémoire collective, il reste à ce jour le roman le plus lu de Zola et jouit díun prestige égal à celui des Misérables. Sans prétendre être le premier roman à évoquer le monde ouvrier, il en donne líune des images les plus puissantes. Ce texte, incipit du roman, sera étudié par une lecture méthodique qui síorganisera autour des axes suivants : caractéristiques et originalité de líincipit, techniques de description.


Lecture


Plan de líétude :

1) Caractéristiques et originalité de líincipit
a) les indices narratifs
b) présence et fonction du narrateur
c) Prolepse (anticipation)

2) Entrelacement de champs lexicaux
a)horizontalité et verticalité
b) le feu et le froid
c) líobscurité

3) Vers une vision fantasmagorique
a) une ambiance
b)la vision de la « bête »
c)signification de la métaphore


Conclusion :
Nous avons donc vu que ce texte possédait toutes les caractéristiques díun incipit dans la mesure où le lecteur se sent díemblée plongé dans un monde, dans la fiction. Líoriginalité de cette ouverture réside surtout en líopposition apparente entre le souci constant de réalisme chez Zola, fondateur du naturalisme, et la vision fantasmagorique qui apparaît dès le début du livre.
Líincipit illustre ce que Zola disait lui-même quant à líimportance du narrateur sur son oeuvre : « líoeuvre díart est un coin de la nature vu à travers un tempérament et il y a deux choses dans une oeuvre telle que je la comprends : il y a les documents et la création. »
Introduction :
Italo Calvino (1923 - 1985) est un romancier italien qui a participé à la formation de líOulipo avec Georges Pérec et Raymond Queneau.
Dans son roman :Si par une nuit díhiver un voyageur, paru en 1979, Calvino joue avec les recettes de rédaction díune fiction et il met en scène à la fois le lecteur et le narrateur. Les chapitres sont tous des incipits de romans possibles dont le lecteur ne connaîtra jamais la suite. Dans la perspective de ce jeu, líétude de ce premier incipit sera interessante pour comprendre le fonctionnement même de la création díun récit. Dans une lecture méthodique, nous parlerons de la mise en place díune ambiance que le lecteur peut très bien connaître, mais nous étudierons aussi la forme de líincipit comme jeu entre le narrateur et le lecteur à partir díune confusion volontaire sur les personnages.

Lecture

Plan de líétude :
1) Caractéristiques traditionnelles de líincipit
a) cadre spatio-temporel (gare - nuit - pluie)
b) les personnages (un homme - clients - JE/TU)
c) intrigue : caractéristiques díun roman policier.
2) Mise en place díune atmosphère
a) imprécisions (voile - flou visuel et intellectuel)
b) sensations (vue - ouïe - odorat)
c) jeu sur les regards (enquête - suspicion - souci du lecteur)
3) Jeu sur le récit
a) Le roman est le livre (voca du livre en train de síécrire)
b) Le narrateur est le personnage (+ présence du lecteur)
c) Líincipit comme fin en soi et mise en évidence des codes, dénonciation de líillusion romanesque.

Conclusion :
Calvino joue ici avec le lecteur en mettant en évidence les artifices de la fiction. Il casse toute distanciation, líillusion romanesque níexiste plus car on assiste à un roman en train de síécrire qui montre toutes les règles quíun incipit se doit díobserver. Membre de líOulipo, Calvino a souvent opéré ce jeu sur la création littéraire mais il síinscrit également dans un courant de réflexion sur la création que líon retrouve dès le XVIII° chez Diderot dans Jacques le Fataliste dont nous rappelons ici les premiers mots :

« Comment síétaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment síappelaient-ils? Que vous importe? Díoù venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que líon sait où líon va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »
Introduction :
Roman publié en 1985, Le Parfum a très vite remporté un énorme succès public ; best-seller à la mode ou oeuvre littéraire dont la qualité est reconnue, cet ouvrage repose en tout cas sur une originalité : líimportance des odeurs. Dans une lecture méthodique nous chercherons à montrer líoriginalité de ce texte tout en insistant sur le fait quíil respecte une forme finalement très traditionnelle ; nous nous pencherons également sur le souci de réalisme de la part de Süskind.

Lecture

Plan de líétude :

1) Caractéristiques et originalité de líincipit
a) cadre spatio-temporel
b) le souci de réalisme
c) le personnage

2) le monde des sensations
a)Importance du milieu comme déterminant pour le personnage
b) la puanteur
c) la vision

3) Le vocabulaire de líhyperbole
a) les criminels - réalisme et exception
b) Réalisme et exagération dans la description des lieux
c) Grenouille comme archétype du « monstre »(sens étymo)

Conclusion :
Líoriginalité de cet incipit ne repose donc pas sur la forme, la technique employée qui reste finalement assez traditionnelle. Süskind nous plonge dans un monde rarement évoqué en littérature (excepté bien sûr par Baudelaire et les correspondances) : le monde des odeurs. Grenouille cherchera à síapproprier les odeurs du monde, líessence même des choses, ce qui explique en partie ce jugement sur líoeuvre :
« Ce vrai roman, ce roman díaventures, est aussi un merveilleux conte philosophique... »

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